"Retrouver des couleurs" Yves Leclair, poète

RETROUVER DES COULEURS
La peinture d’Audrey Guichard n’appartient ni à la figuration de jadis ni à l’académisme conceptuel d’aujourd’hui. Au vrai, elle s’inspire de la grande tradition des peintres de la couleur, de l’impressionnisme des Nymphéas à l’expressionnisme abstrait américain d’un Sam Francis ou d’un Morris Louis dont elle prolonge et explore par des voies nouvelles, les champs colorés (le colorfield painting).
Chez elle, en effet, l’initiative est entièrement laissée à la couleur, à sa matière, à sa fluence, à son pigment. La couleur redevient autonome, s’affranchit presque de l’artiste qui a choisi de la verser, de la faire goutter, de l’étaler, de la laisser éclabousser, déferler, de glisser ou de rouler avec et en elle, toute entière abandonnée au plaisir de s’y noyer. Par exemple, dans les séries intitulées « Anamorphoses » ou « Les éclatantes », Audrey laisse tomber goutte à goutte son mélange de couleurs comme une pluie sur le tableau qu’elle a inondé, au préalable, de matière colorée ; la goutte fait une sorte de tache qui s’enfonce et crée, ainsi par secrète alchimie, ses propres formes en d’innombrables fleurs comme le liseron des champs. Hasards multiples du goutte-à-goutte, de sa chute, de ses improbables coulures et dilutions. En réalité, le hasard opère l’alchimie que favorise le geste délicat du peintre. La couleur éclôt, éclate, retrouve ainsi l’heureuse initiative en d’infinis lacis, traits ou corolles que la complicité du hasard et de la main ouvre, tire ou déboutonne.
La peinture d’Audrey Guichard ne cesse de s’émerveiller des couleurs et sait d’autant plus nous en étonner. Friande de leurs éclats, elle parvient à ravir l’œil le plus éteint, par la musique « féérique » des « flammes », des « rubans », des « confettis » que décline sa violente gamme de rose, vert, bleu, rouge, jaune, toutes couleurs acides, acidulées, ingénues, séductrices. Ses camaïeux d’inflorescences, ses « mélis-mélos » aussi bien que ses faisceaux bariolés éclatent aux yeux, comme si Audrey nous conviait à une fête, au cirque d’une enfance, entre le lait-fraise, les confettis, la barbe à papa, les bulles de chewing-gum rose, le rouge à lèvres pétant, le bleu océanique, le vert cru ou le jaune vif. Dans ce chant du monde des couleurs et l’heureux vide qu’il ouvre, son geste ardent et impromptu sait réveiller l’agressivité naturelle, la sensualité viscérale, la fraîcheur première, la lumière éclatante. Au cœur de ses « batailles » hautes en couleurs qu’elle s’amuse à perdre, Audrey, gourmande, dégoulinante, explosive, ne se veut que le donneur de ce sang, universel, dont elle perfuse nos regards ternes qui, ainsi, retrouvent des couleurs.
Yves Leclair – octobre 2010

Yves Leclair est un écrivain, essayiste et poète, né en 1954 dans le Maine-et-Loire. Il a notamment publié des journaux poétiques : L’or du commun (1993), Bouts du monde (1997), Prendre l’air (2001) aux éditions du Mercure de France ainsi que des essais et récits : Manuel de contemplation en montagne (2005) et Bâtons de randonnées (2007)) aux éditions de la Table Ronde.  Il a reçu le prix 2009 de poésie de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, pour l'ensemble de son œuvre. Son dernier ouvrage Orient intime vient de paraître aux éditions Gallimard (collection L’Arpenteur, 2010).